Xavier Lagarde
De quoi s’agit-il ?
La Cour de cassation vient en effet d’annoncer la réforme du mode de rédaction de ses arrêts à effet du 1er octobre 2019. Les deux traits les plus marquants de cette réforme rédactionnelle sont les suivants :
- « Le style en sera direct, sans ’attendu’ ni phrase unique. Les paragraphes seront numérotés. Les grandes parties composites de l’arrêt seront clairement identifiées : 1. Faits et procédure ; 2. Examen du ou des moyens ; 3. Dispositif. »
- « Les arrêts les plus importants (revirement de jurisprudence, solution de droit nouvelle, unification de la jurisprudence, garantie de droits fondamentaux…) bénéficieront à l’avenir, plus systématiquement, d’une motivation développée (enrichie) »
Cette modernisation peut susciter l’approbation. Elle ne trompe cependant personne sur la volonté de ces auteurs de rendre inéluctable la réforme du traitement des pourvois. A partir du 1er octobre 2019, la cour de cassation jugera mieux, quelques mois plus tard, elle jugera moins. Parce qu’entretemps, une procédure de filtrage des pourvois en cassation aura été mise en place. Tel est le projet sur lequel planche actuellement la Commission dite NALLET, installée par Madame le Garde des sceaux le 20 décembre 2018.
Il faut se souvenir que 14 avril 2018, la Cour de cassation a proposé d’introduire un nouvel article L.411-2-1 dans le COJ, ainsi rédigé :
En matière civile, le pourvoi en cassation est, hors les pourvois du procureur général près la Cour de cassation visés aux articles 17 et 18 de la loi n° 67-523 du 3 juillet 1967, soumis à autorisation. La Cour de cassation n’autorise le pourvoi que :
- 1 – si l’affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ;
- 2 – si l’affaire soulève une question présentant un intérêt pour l’unification de la jurisprudence ;
- 3 – si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Toutefois, l’autorisation n’est pas requise pour les matières dans lesquelles l’examen du pourvoi obéit à des délais particuliers.
Il est précisé que l’autorisation est délivrée par une formation de la chambre « dont relève la chambre compte-tenu de la matière », présidée par le président de la chambre et composée d’un doyen et d’un conseiller ou d’un conseiller référendaire désigné par le président de la chambre. Naturellement et comme on pouvait s’y attendre, la décision de rejet de la demande d’autorisation « n’est pas susceptible de recours ».
Le souhait exprimé est que la cour de cassation ait uniquement à connaître des affaires « les plus importantes », pour reprendre les termes du communiqué annonçant la réforme rédactionnelle des arrêts de la cour de cassation. Les arrêts que devrait rendre la Cour de cassation serait exclusivement ceux qui portent aujourd’hui la mention « publié au Bulletin », et encore, peut-être serait-ce moins.
Notre actuel Garde des Sceaux a jugé pertinent de réunir la Commission pour apprécier la « proposition du 14 avril 2018 mais elle a également souhaité étendre la réflexion afin que celle-ci porte sur une réforme d’ensemble des voies de recours. Le point de départ de cette nouvelle mission pourrait être la proposition formulée dans l’avis de mai 2015 de la conférence des premiers présidents sur l’architecture générale de la chaîne des recours judiciaires, ainsi rédigé :
- le renforcement des juridictions de première instance par un recours de principe à la collégialité qui doit s’accompagner d’une généralisation des modes alternatifs de traitement des litiges, tout particulièrement de la médiation, et de l’instauration, de principe, de 1’exécution provisoire des décisions de première instance,
- l’abandon de l’appel voie d’achèvement et le retour à la tradition française de l’appel réformation avec toutefois des aménagements pour tenir compte, par exemple, de la survenance de faits nouveaux entre le premier et le second degré de juridiction,
- sous réserve de la définition précise des cas d’ouverture du pourvoi, l’instauration d’une procédure d’autorisation d’exercice d’un pourvoi en cassation (…)
Monsieur le Président B. Pireyre est d’un avis semblable lorsqu’il écrit que le projet de filtrage des pourvois « s’inscrit dans une perspective, à moyen ou long terme, de refonte de l’architecture des recours. Ce schéma d’ensemble verrait consacrer la juridiction de première instance comme le juge naturel de l’achèvement normal du procès, la juridiction du second degré comme le juge chargé de contrôler et, le cas échéant, de redresser la régularité, la légalité et la qualité du jugement du premier degré, la Cour de cassation, enfin, comme le juge du droit, investi d’un office principalement recentré sur sa mission normative. » (GAZETTE DU PALAIS – mardi 15 mai 2018 – n° 17, p. 86).
Tel est donc ce qu’on nous propose et qui fait l’objet de discussions devant une commission dont pour l’heure nous ignorons tout, sauf la composition.
Vers où allons-nous ?
Le projet marque un affaissement du tréfonds théorique de notre procédure civile contentieuse. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait.
Grâce aux lumières de Motulsky, les fondements de la procédure civile moderne peuvent être synthétisés d’une phrase : au contentieux, le juge tranche le litige en disant le droit, au contradictoire des parties. Les deux textes qui explicitent cette double exigence sont les article 12 et 16 du CPC. Le filtrage des pourvois et la refonte de l’architecture des recours n’effacent pas ces deux textes, mais ils n’en font plus une priorité.
Pour l’article 12, c’est une évidence. Le projet de filtrage conduira la Cour de cassation à examiner les questions nouvelles, à provoquer des revirements, à résoudre les divergences de jurisprudence et à sanctionner les atteintes graves aux droits fondamentaux. Cette dernière mission semble d’ailleurs la plus éminente car, selon le premier Président lui-même, le filtrage des pourvois a pour fin dernière d’« accorder toute l’importance qu’il convient à la garantie des droits fondamentaux ». Alors que le pourvoi en cassation reste théoriquement ouvert, une décision de justice ayant mal appliqué une règle de droit dont l’interprétation n’entrera plus dans le nouvel office des hauts magistrats pourra donc trouver place dans notre ordonnancement juridique. Bien sûr, les juges continueront de trancher les litiges en droit. Mais les règles qu’ils appliqueront ne constitueront en quelque sorte qu’un « petit droit » (pour reprendre à front renversé la formule de Carbonnier), i.e. outillage technique facilitant la résolution rapide des différends, quel qu’usage qu’on en fasse. D’une telle réforme, l’article 12 sort sensiblement appauvri.
Le diagnostic est inexact, dit-on car l’instance de veille de la bonne application de la règle descendra d’un cran dans la hiérarchie des juridictions. Il reviendra aux cours d’appel, comme l’écrit le Président Pireyre « de contrôler et, le cas échéant, de redresser la régularité, la légalité et la qualité du jugement du premier degré ». Cela suppose logiquement de faire de l’appel une voie de réformation, ce qui peut aller jusqu’à l’interdiction des moyens nouveaux, exactement comme devant la cour de cassation, sauf s’ils sont de pur droit. La comparaison n’est pas fortuite car une pure voie de réformation est en réalité une voie de cassation. Dans cette configuration, les seconds juges auront à cœur de concentrer leur attention sur les éléments objectifs de la décision déférée1. Ils n’ont pas vocation à revenir sur les appréciations souveraines des premiers juges qui relèvent d’une intime conviction rétive à tout contrôle, sauf celui des consciences. Au reste, si les cours d’appel sont instituées en juge des décisions, plutôt que des affaires – ce qui, soit dit en passant, constitue l’exact contraire de la proposition de Motulsky2, elles se garderont de prendre parti sur des preuves que les premiers juges auront examinées plus attentivement qu’eux-mêmes ne souhaiteraient le faire. Ainsi les cours d’appel deviendront-elles des chambres régionales de cassation. Elles disposeront d’ailleurs d’une importante marge de manœuvre dans l’accomplissement de cet office puisque leurs éventuelles erreurs de droit ne seront plus systématiquement sanctionnées. Ce qui soit dit en passant ne rassure pas vraiment sur le devenir de l’article 12.
Cette évolution préfigure une altération de l’exigence de contradiction, au moins lorsque celle-ci s’applique dans les rapports entre le juge et les parties. En France, le dialogue entre le juge et les parties est peu développé de sorte qu’en réalité, appliquée au juge, la contradiction demeure peu effective. Le principal vecteur de cette contradiction, c’est en pratique le recours qui, par un second jugement de l’affaire, permet en quelque sorte de soumettre à un débat devant les seconds juges l’initiative prise par les premiers. Pour les juges d’appel, le jugement attaqué est un premier apport à la résolution du litige qu’il y a lieu de considérer sous l’angle du dialogue bien plus que de la censure ; en quelque sorte, la prise en considération de l’analyse des premiers juges permet d’établir une contradiction à distance. Le jugement est un révélateur : il projette sur le litige une analyse extérieure dont la discussion permettra d’améliorer l’instruction et la solution. Se priver de cela, par l’abandon définitif de l’appel voie d’achèvement, c’est en pratique réduire à peu de choses la mise au débat des initiatives du juge. L’article 16 en souffre et en conséquence la qualité de la justice civile dont le principal ressort est l’échange des points de vue que permet la contradiction.
Envisagé dans sa globalité, le projet de réforme porte la réalisation d’une justice à double détente :
- Celle des « affaires de peu » pour lesquelles l’ambition est de parvenir au plus vite à une décision définitive dotée de tous les effets qui s’attachent à l’acte juridictionnel et à l’acte instrumentaire qui le matérialise : autorité de chose jugée et force exécutoire ;
- Celle des « affaires importantes » pour lesquelles, au-delà du reste de la distinction du fait du droit, l’issue définitive se dessinera en haut lieu, à la faveur d’un office renouvelé de la Cour de cassation.
Pour la plupart des auteurs, cette perspective laisse perplexe. Espérons que la Commission NALLET nous proposera d’autres voies de réforme.
1 – V. sur ce point nos contributions, L’esprit d’une réforme , JCP éd. G., 26 mars 2018, supplément au n°13 ; L’achèvement du procès, principale utilité de l’appel, Gaz. Pal. 31 octobre 2016.
2 – Motulsky écrivait dès 1953 que « le juge d’appel n’est pas un censeur, il doit juger les affaires et non les jugements » ; Etudes et notes de procédure civile, Dalloz 1973, spéc. p. 13 et n° 8, p. 20.