Xavier Lagarde
Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Avocat au Barreau de Paris (associé DLBA)

Le 23 janvier 2019, soit il y a quelques jours, l’Assemblée nationale a adopté à l’issue d’une procédure accélérée le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice. Ce projet est adopté malgré la contestation des « gens de justice ». Certaines inquiétudes sont sans doute légitimes. Il n’en reste pas moins que ce texte porte des avancées pour les justiciables en ce qu’il opère une simplification de dispositifs inutilement complexes.

Par exemple, les procédures d’injonction de payer seront désormais traitées de manière dématérialisée par un seul tribunal de grande instance spécialement désigné. A procédure simple, traitement simplifié. Autre innovation : « devant le tribunal de grande instance, la procédure peut, à l’initiative des parties lorsqu’elles en sont expressément d’accord, se dérouler sans audience. En ce cas, elle est exclusivement écrite.». Il est de fait que pour certains dossiers, l’audience ajoute peu. S’en passer, ce qui suppose l’accord des deux parties, permettra probablement de réduire la durée des procédures et d’en alléger le coût. En réalité, un regard critique sur la réforme maintenant parvenue à son terme justifie plutôt de s’interroger sur l’adéquation des moyens à l’objectif officiel de simplification.

Cette question mérite tout spécialement d’être posée à propos de l’une des réformes d’importance consistant à fusionner les tribunaux de grande instance et les tribunaux d’instance pour les réunir au sein d’un Tribunal judiciaire. Il est également prévu la spécialisation de certains tribunaux judiciaires, lorsqu’il y en a plusieurs par département, outre des « chambres de proximité » dont la compétence matérielle sera définie par décret, cependant qu’elles pourront « se voir attribuer (…) des compétences matérielles supplémentaires, par une décision conjointe du premier président de la cour d’appel et du procureur général près cette cour, après avis des chefs de juridiction et consultation du conseil de juridiction concernés. ». Dans le même ordre d’idée et à titre expérimental dans deux régions, il est prévu que les chefs de cour et les procureurs généraux « assurent (…) des fonctions d’animation et de coordination, sur un ressort pouvant s’étendre à celui de plusieurs cours d’appel situées au sein d’une même région ». Il est ajouté que « des cours peuvent être spécialement désignées par décret pour juger, sur le ressort de plusieurs cours d’appel d’une même région, les recours contre les décisions des juridictions de première instance rendues dans les matières civiles (…) en tenant compte du volume des affaires concernées et de la technicité de ces matières. » Nous n’y sommes pas encore tout-à-fait, mais l’horizon qui se dessine est le suivant : chaque département aura son tribunal judiciaire et ses antennes de proximité, chaque région comptera sa cour et ses annexes spécialisées. La carte administrative et la carte judiciaire ont ainsi vocation à coïncider et il est tout de même difficile de s’en plaindre. Au reste, au sein d’un même ressort, les anciens « lieux de justice », c’est-à-dire les anciens bâtiments dans lesquels se trouvent les actuels tribunaux d’instance, seront exploités par spécialité ce qui permet de concilier les exigences de l’aménagement du territoire avec une saine gestion des ressources humaines. Concrètement et même si nous n’y sommes pas encore, un chef de juridiction pourra demain décider de constituer sa juridiction en différents pôles et affecter ces derniers dans ses différents services de proximité répartis sur le territoire de son ressort.

En première instance et pour la plupart des affaires, le choix sera donc désormais entre tribunal judiciaire, tribunal de commerce et conseil de prud’hommes. Les difficultés de compétence se trouvent ainsi réduites. Pour autant, en pratique, tout n’est pas réglé.

Tout d’abord, les pouvoirs publics actuels, tout à leur volonté de simplification, ne sont peut-être pas au bout de leur peine. L’article 34 de la Constitution rappelle que « la loi fixe les règles concernant (…) la création de nouveaux ordres de juridiction ». De la notion d’ « ordre de juridiction », le Conseil constitutionnel retient une conception compréhensive, jugeant par exemple que « la compétence exclusive et limitée à la fixation des indemnités dues en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique » permet de considérer que « les chambres de l’expropriation, instituées par l’article 18 de la loi susvisée du 26 juillet 1962, (…) constituent, au sens de la disposition précitée de l’article 34 de la Constitution, un ordre nouveau de juridiction distinct de celui formé par les tribunaux de droit commun ». La compétence exclusive, rationae materiae, d’une juridiction, voire d’une chambre ou d’un service, contribue à la reconnaissance d’un ordre, alors surtout que sa composition est spécifique. Et selon le Conseil constitutionnel, la création d’un ordre ainsi compris suppose d’obtenir de bénéfice d’une légitimité parlementaire. Pour être fondé à juger de manière exclusive de telle ou telle matière, l’autorité judiciaire et les éléments qui la composent doivent ainsi compter sur le soutien du pouvoir législatif. Il n’est donc pas sûr, en conséquence, que la détermination par voie de décret d’une compétence matérielle exclusive à certains tribunaux judiciaires soit parfaitement conforme à la répartition des pouvoirs telle qu’elle est prévue par la Constitution. Les mécontents auront probablement du grain à moudre.

Ensuite et même si, comme c’est probable malgré de possibles aménagements consécutifs à l’aboutissement de certains recours, l’édifice demeure, toutes les difficultés de compétence ne seront pas réglées pour autant, spécialement en matière civile. Rappelons en premier lieu que la spécialisation par matières (par ex. en matière de pratiques restrictives de concurrence) de certains tribunaux géographiquement identifiés est une tendance qui sort renforcée de la réforme. Or, il est jugé le regroupement des contentieux affecte, non pas seulement la compétence, mais le pouvoir juridictionnel des tribunaux concernés. En second lieu, le tribunal judiciaire comprend, comme le tribunal de grande instance qui le précèdent, plusieurs juridictions qui nichent en son enceinte. Le président du tribunal est, entre autres, juge des référés et juge de l’exécution. Le juge aux affaires familiales, le juge des enfants et le juge de l’expropriation siègent au tribunal judiciaire, mais sont autant de « juges uniques ad hoc, dans le cadre de compétences ratione materiae bien délimitées ». Or, lorsque les attributions de ces juges sont délicates à délimiter, comme c’est le cas pour le juge de l’exécution, l’habitude a été prise en jurisprudence de les définir en référence à l’étendue de leur pouvoir juridictionnel. La porte est encore ouverte au traitement d’incidents portant sur l’attribution du pouvoir juridictionnel au Tribunal lui-même ou à l’un de ses services, voire un délégué du président, comme l’est le juge de l’exécution. Il n’est pas sûr que la Chancellerie ait bien perçu la persistance de ces difficultés. De lege ferenda, il est toutefois permis de penser que la détermination des attributions des différents juges siégeant dans une même juridiction pourrait susciter un traitement moins exigeant que celui réservé au pouvoir juridictionnel. La simplification de l’administration de la justice est donc en cours, elle est encore inachevée.