Restitution de la Conférence faite par Xavier Lagarde au Forum de l’UNIS, le 4 avril 2019
Aucune profession n’échappe au droit commun. Même dans les secteurs les plus réglementés. Les banquiers s’en souviennent lorsque sur le fondement de la théorie de la cause (sur la définition de laquelle, la doctrine n’est jamais parvenue à s’entendre), la Cour de cassation a sanctionné la pratique des dates de valeur, ou encore, lorsque certains juges du fond ont imaginé que les taux variables en fonction du taux de base bancaire étaient irréguliers pour être contraires à l’exigence de détermination de l’objet. Les assureurs également qui ont dû batailler de longues années pour obtenir, après que la jurisprudence ait prononcé leur nullité, toujours sur le fondement de la théorie de la cause, la validité partielle des clauses limitant dans le temps les garanties subséquentes. Les professionnels de l’immobilier également lorsque la cour de cassation a jugé qu’au motif que les obligations de faire se résolvent en dommages et intérêts (par la suite, la motivation a évolué), le promettant peut rétracter sa promesse pendant le délai d’option.
Le droit commun est une toile de fond et il est normal que ses évolutions ne soient pas la préoccupation majeure de professionnels qui ont déjà fort à faire pour être conformes aux règles qui encadrent leur activité. Pour autant, il arrive que la toile se resserre et la sanction peut faire mal.
Specialia generalibus derogant
La réforme du droit des contrats par l’ordonnance du 10 février 2016, puis, plus partiellement par la loi de ratification du 20 avril 2018, a introduit à l’article 1105 du code civil la règle suivante : « Les règles générales s’appliquent sous réserve de ces règles particulières ».
Ce texte ne dit pas grand-chose.
Il faut savoir que la réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance n’a pas fait que des heureux. Notamment, les sénateurs se sont sentis floués et ils ont souhaité que la loi de ratification soit l’occasion d’aménagements. A défaut d’aménagements, ils ont pris soin de donner leur interprétation des textes de l’ordonnance. Précisément, à propos de l’article 1105, il est exposé dans le Rapport PILLET que :
« Votre commission estime que le silence du droit spécial, de même que sa simple compatibilité avec le droit commun ne peuvent pas conduire automatiquement à l’application du droit commun : une appréciation au cas par cas devra être assurée, en prenant en compte la cohérence interne du droit spécial, car une application simultanée du droit commun et du droit spécial, même si elle est formellement possible, n’est pas toujours pertinente et justifiée. En particulier, l’application du droit commun ne peut conduire à dénaturer la cohérence ou méconnaître l’esprit du droit spécial. »
Au cours des débats, les sénateurs se montrent plus audacieux. Le Rapporteur énonce « l’importance des travaux préparatoires » qui, ose-t-il, « lient le magistrat ». Autant le dire tout de suite, c’est un rêve de sénateurs. Les travaux préparatoires sont un élément d’interprétation parmi d’autres, rien de plus. Ils ne sont rien de plus en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Ils sont d’autant moins qu’ils précèdent des textes de portée générale sur lesquels les juges ont traditionnellement la main. Ils sont encore moins qu’ils sont l’expression d’un excès de zèle du pouvoir législatif (en l’espèce sénatorial).
Il faut donc bien se mettre en tête que les règles spéciales ne chassent pas les règles générales. Une règle spéciale s’applique par priorité à une règle générale si les deux règles sont également applicables à une même situation et que leur application cumulative conduit à des solutions contradictoires. Autant dire que le compte y est rarement (ex. : prescription). Dans les prétoires, l’adage specialia generalibus derogant n’est pas l’arme fatale. Si les règles spéciales ne disent rien, le droit commun s’engouffre.
Les clauses abusives et les contrats d’adhésion
C’est à propos du dispositif de sanction des clauses abusives dans les contrats d’adhésion (art. 1110 et 1171 nouveaux du code civil) que la discussion sur l’articulation des règles spéciales et des règles générales a été la plus rude.
Le Rapport PILLET offre l’analyse suivante :
De façon à expliciter l’intention du législateur lors de la ratification de l’ordonnance et à assurer la cohérence du droit, votre commission indique que l’article 1171 du code civil ne peut s’appliquer dans les champs déjà couverts par l’article L. 442-6 du code de commerce et par l’article L. 212-1 du code de la consommation, lesquels permettent déjà de sanctionner les clauses abusives dans les contrats entre professionnels et dans les contrats de consommation. L’article 1171 du code civil a pour vocation de sanctionner les clauses abusives dans les contrats d’adhésion qui ne relèveraient pas déjà de ces deux dispositifs existants. La jurisprudence relative à l’article L. 442-6, en admettant la nullité, invite d’ailleurs à cette interprétation, selon laquelle le droit spécial admettant une nullité, le droit commun prévoyant la même sanction n’a pas à s’appliquer.
Pour autant, les juridictions s’inspireront très vraisemblablement de la jurisprudence déjà établie au titre des deux dispositifs existants dans le code de commerce et dans le code de la consommation pour former leur pratique jurisprudentielle sur le nouveau dispositif du code civil.
Dès lors, l’article 1171 du code civil ne s’applique qu’à un champ assez limité de contrats d’adhésion ne relevant ni des relations commerciales – les relations entre un producteur, commerçant, industriel ou artisan et un « partenaire commercial » – ni du code de la consommation – les relations entre un professionnel et un consommateur. Seraient principalement concernés les contrats entre particuliers ne relevant pas déjà d’un droit spécial ainsi que les contrats conclus par les professions libérales, dont l’activité ne relève pas du champ commercial. Seraient aussi concernés les baux commerciaux, lorsque des bailleurs institutionnels imposent des contrats-types sans en permettre la négociation.
Cette analyse n’est probablement pas exacte. Certes dans les relations de consommation, l’article L. 212-1 du code de la consommation sera préféré à l’article 1171 du code civil. Pas parce que l’un a priorité sur l’autre. Tout simplement parce que, pour un consommateur, il est plus intéressant d’invoquer ce texte. Le texte comporte une annexe réglementaire qui cible les clauses abusives, la CCA s’intéresse régulièrement aux contrats-types, il y a une jurisprudence maintenant bien constituée. Bref, le consommateur (plutôt l’association) sait de quoi il retourne.
Dans les relations entre professionnels, l’article 1171 du code civil s’appliquera. Il existe certes déjà un texte, l’article L.442-6 du code de commerce. Les deux textes n’ont ni les mêmes conditions, ni les mêmes effets. 1171 institue une police des contrats en servant de point d’appui à l’éradication des clauses abusives. L.442-6 permet une police des marchés par la mise en cause de la responsabilité des auteurs de pratiques déloyales, voire, sur l’action du Ministre par leur mise à l’amende. Il sera certes plaidé que les professionnels relevant de l’article L.442-6 ne peuvent faire l’objet d’actions en suppression de clauses abusives, mais je pense que cette plaidoirie tournera court.
Il faut donc se préparer. 2 questions : qu’est-ce qu’un contrat d’adhésion ? Qu’est-ce qu’un Qu’est-ce donc qu’une clause abusive ?
Un contrat d’adhésion. Il est une hypothèse simple : le formulaire qu’on imprime et sur lequel on demande au cocontractant, après avoir coché une case, suivi de la mention dactylographiée « je reconnais avoir pris connaissance des CG et les approuver », puis de la mention manuscrite « lu et approuvé », puis de la signature. A coup sûr, c’est un contrat d’adhésion.
L’hypothèse compliquée est celle dans laquelle certaines clauses ont été négociées, d’autres non.
Le rapport PILLET indique :
« Le critère distinctif pertinent est celui de la négociabilité des stipulations contractuelles et non celui, trop ambigu, de leur libre négociation, de façon à assurer une cohérence avec le dispositif de l’article 1171. Des stipulations qui ne sont pas négociables, déterminées unilatéralement par une partie, peuvent créer un déséquilibre significatif entre les droits des parties dans la mesure où la partie qui n’a pas pu les discuter doit les accepter, sans autre choix possible, si elle veut contracter. Il faut qu’une partie ne soit pas en mesure de négocier pour que la question du caractère abusif d’une clause puisse logiquement se poser ».
Appréciation in abstracto ou in concreto ? L’impossibilité de négocier doit-elle s’apprécier abstraction faite des circonstances, ce qui reviendrait par exemple à présumer que le non professionnel, en général, n’a pas la possibilité de négocier les clauses rédigées par le professionnel. L’impossibilité doit-elle s’apprécier au cas par cas ? Comme à chaque fois qu’on se pose la question, la jurisprudence se livre aux deux types d’appréciation. Si elle a des éléments concrets d’appréciation, elle donne la priorité à ces derniers (par ex., certaines clauses ont été modifiées, ce qui veut bien dire que certaines clauses de l’ensemble étaient négociables). Si elle manque d’éléments concrets, elle présume l’absence de négociabilité des clauses préimprimées.
Une clause abusive. C’est en principe une clause accessoire au contrat, qui déroge aux règles supplétives, à l’avantage du professionnel et sans contrepartie ou motif légitime. Ex. : dans un mandat, la clause de résiliation qui déroge au principe de libre révocabilité et de libre renonciation.
On peut conceptualiser l’abus, mais pas « au centime près ». L’abus reste une notion intuitive. Si le législateur a introduit la sanction des clauses abusives en 1978, c’est parce qu’à l’époque, certains trouvaient que les professionnels « abusaient », comme d’aucuns diraient « il y a de l’abus ». Cette inspiration familière demeure de sorte que, pour identifier l’abus, le sentiment premier d’un lecteur moyen à la lecture d’une clause reste un premier indicateur assez fiable. Lorsqu’un contrat de gestion locative prévoit que le gestionnaire à charge de « conserver les dépôts de garantie et en restituer au dépositaire vis-à-vis des locataires. Le cas échéant, le mandataire conservera à son profit tous les produits liés au placement de ces fonds ». Un mandant (qui a forcément tort) peut se dire qu’on se fait de la laine sur son dos. L’article 1936 du code civil dit d’ailleurs que « si la chose déposée a produit des fruits qui aient été perçus par le dépositaire, il est obligé de les restituer ». Le même article dit que le dépositaire « ne doit aucun intérêt de l’argent déposé », mais ceci ne veut pas dire que s’il investit les sommes déposées il puisse garder les fruits. On voit donc que la clause déroge, à l’avantage exclusif du professionnel. Il faut donc qu’il y ait une contrepartie. On la connaît : une baisse du prix ; il serait bon de pouvoir en justifier.
Information et sanction
L’information est partout et l’article 1112-1 du code civil, lui aussi issu de la réforme du 10 février 2016, peut être perçu comme la synthèse d’une multitude de textes imposant une telle obligation d’information, comme par exemple ceux du code de la consommation (art. L 111-1, L. 112-1).
La difficulté que présente ce genre de texte tient à l’insécurité juridique qu’il crée. Insécurité sur le contenu de l’exigence, insécurité sur les sanctions.
Insécurité sur le contenu. Celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant. On comprend à première lecture, ce qui est mauvais signe. Car en réalité, on sait bien que la langue des juristes est toujours en décalage avec le langage commun. « qualité substantielle » = « qualité convenue » ; « en fait de meuble possession vaut titre » = « la possession de bonne foi d’un meuble corporel donne la qualité de propriétaire à l’acquéreur a non domino ». Entre ce qu’on comprend à première lecture et la signification juridique du texte, il y a nécessairement un écart.
La difficulté est que cet écart, les juristes ne le maitrisent pas, au moins pour l’instant. Tous les mots soulèvent des difficultés d’interprétation : « information » (mise en garde ?), « importance », « déterminant », « légitimement », « confiance » ? On voit régulièrement poindre des contentieux (notamment sur les investissements défiscalisés) qui tournent autour de l’information et il est bien difficile d’en appréhender l’issue. Il faut savoir que le texte général est une reprise d’une brillante synthèse doctrinale (J. Ghestin). Simplement, une synthèse est une proposition intellectuelle dont la seule fonction est de décrire l’évolution du droit positif. Elever cette proposition savante au rang de règle de droit change la donne juridique sous deux angles :
- Là où il n’y avait pas d’obligation d’informer, il y en a une ;
- Là où il y avait une règle spéciale, il faut probablement prévoir un cumul avec la règle générale (se demander si les informations transmises au titre de l’application de la règle spéciale sont suffisantes au regard des attentes, au cas par cas, du client).
La solution prudente est la suivante : généraliser les formes prescrites par le code de la consommation (sans toutefois les viser, sinon il existe un risque de soumission volontaire), car en principe, elles sont plus exigeantes que l’OPI du code civil. Il faut cependant tenir compte des informations attendues du client qui demande du « surmesure ».
Insécurité sur la sanction. Il existe une échelle de sanctions et il n’est pas simple d’identifier l’échelon.
Le minimum : les sanctions civiles traditionnelles : nullité et responsabilité. Elles sont a priori peu dangereuses. Il faudra démontrer un vice du consentement pour obtenir la nullité (soit une erreur sur une qualité substantielle, soit un dol intentionnel). Il faudra démontrer un préjudice pour obtenir ne mise en jeu de la responsabilité. Or, si la prestation a été correctement fournie, le préjudice est souvent insignifiant.
Cette configuration est de plus en plus rare et l’idée que le bon professionnel peut se passer de formalités inutiles ne séduit plus vraiment.
Il existe souvent des sanctions pénales, ce qui a conduit les juges à faire un usage de plus en plus fréquent d’une sanction civile originale et qui présente tous les traits d’une « punition ». Il s’agit de la déchéance, sanction civile qui consiste à priver le professionnel de sa créance si l’information sur cette dernière est jugée insuffisante. Par ex. l’article L. 221-6 du code de la consommation prévoit que « si le professionnel n’a pas respecté ses obligations d’information concernant les frais supplémentaires mentionnés à l’article L. 112-3 et au 3° de l’article L. 221-5, le consommateur n’est pas tenu au paiement de ces frais ». La jurisprudence l’a fait plus récemment pour un syndic nommé chaque année en AG, faisant voter un budget prévisionnel comportant une ligne explicitant clairement le montant de ses honoraires. La cour de cassation a jugé l’information insuffisante et a sanctionné l’insuffisance d’information par la perte totale du droit aux honoraires, alors qu’aucune critique sur la qualité du travail accompli n’avait été retenue et que le montant des honoraires avait été préalablement jugé raisonnable. Quand on sait que le CA du syndic provenait essentiellement de mandats donnés par un ensemble de grandes copropriétés logées dans un même périmètre, que les syndicats s’étaient réunis en association et qu’ils ont ainsi obtenus le remboursement de l’intégralité de leurs honoraires, dans la seule limite alors de la prescription trentenaire, vous ne serez pas surpris d’apprendre que ce syndic a été mis en liquidation. On trouve aujourd’hui des jurisprudences moins désastreuses.
La sanction d’une insuffisance d’information donne ainsi lieu à un étalonnage dont la maitrise demeure incertaine. On se demande parfois si ce n’est pas fait exprès. Comme si l’incertitude de la sanction était la meilleure incitation à ne prendre aucun risque.