Xavier Lagarde
Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Avocat associé et Directeur scientifique de DLBA, Société d’avocats
Pour permettre un traitement approprié des choses du droit pendant l’état d’urgence sanitaire, le Gouvernement a forgé la notion nouvelle de « période juridiquement protégée ». Par l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, modifiée par l’Ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, puis par l’ Ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, puis encore par celle du 3 juin 2020 (n°2020-666), il a été décidé d’aménager les « délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ». La succession de ces textes, en un temps exceptionnellement resserré, qui plus pour traiter d’un même objet, témoigne du désarroi des pouvoirs publics. Les règles qu’ils posent sont à l’image de la France en temps de confinement. Elles ont mis le Droit en état d’anesthésie générale. Ces dispositions rédigées et remaniées dans l’urgence sont souvent mal ficelées. En pratique, elles ont dans l’ensemble été bien comprises.
1.- Les praticiens ont tout d’abord bien compris que la « période juridiquement protégée » n’emportait pas, en termes généraux, suspension ou interruption des délais et situations en cours. Par exemple, un délai de prescription ayant commencé à courir avant le début de cette période, ou même pendant cette dernière, et dont le terme vient postérieurement, s’écoule conformément au droit commun. Ainsi, une prescription qui expire le 25 juin 2020 produit tous ses effets, spécialement l’extinction du droit d’agir en justice, à cette date. La période juridiquement protégée a pour seul effet de prolonger, sauf dérogations apportées par l’ L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, d’un mois ou deux selon les cas, les délais et situations venant à échéance durant cette période.
En pratique et au moins en principe, il paraît donc prudent de traiter en priorité les situations susceptibles d’être affectées par un terme extinctif au lendemain de l’expiration de la période juridiquement protégée. Normalement et sauf quelques dérogations résultant de l’ordonnance du 15 avril 2020, ces situations ne seront pas affectées par le dispositif général de prorogation des délais.
2.- Il bien été assimilé, également, qu’au moins en principe, la période juridiquement protégée est sans effet sur les obligations contractuelles. Comme il est rappelé dans la Circulaire de présentation des dispositions du titre I de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, « le paiement des obligations contractuelles n’est pas suspendu pendant la période juridiquement protégée prévue à l’article 1er. Les échéances contractuelles doivent toujours être respectées ».
Néanmoins, la force obligatoire des contrats est atténuée par l’ordonnance qui prévoit :
- D’une part (art. 4), que les clauses qui « ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant » la période juridiquement protégée ;
- D’autre part (art. 5), que les délais utiles, d’origine légale ou contractuelle pour exercer une faculté de résiliation ou de non-renouvellement, sont prolongés de deux mois après la fin de la période juridiquement protégée s’ils expirent durant cette période.
3.- Le traitement des déchéances conventionnelles, fréquemment insérées dans les clauses d’un contrat à défaut d’exécution de telle ou telle diligence dans un certain délai, appellent quelques explications complémentaires, justifiées en raison des modifications apportées par l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 au texte initial.
Le principe est le report des délais qui expirent pendant la période juridiquement protégée (12 mars/23 juin 2020). Le principe est aussi étendu aux délais qui viennent à expiration après la fin de la période juridiquement protégée (après le 23 juin). Cependant, l’ordonnance du 15 avril a abandonné le principe d’un prolongement uniforme des délais (un mois après la période juridiquement protégée) initialement retenu pour lui substituer, peu ou prou, un principe de maintien des délais initiaux, sauf à faire abstraction du temps ayant couru pendant la période juridiquement protégée. En un mot, l’objectif de l’ordonnance modificative du 15 avril 2020 est de faire en sorte que la durée correspondant à la période juridiquement protégée constitue un temps qui ne compte pas. Le dispositif est de ce fait plus complexe.
Il convient donc de distinguer désormais entre les délais expirant pendant la période juridiquement protégée et ceux expirant postérieurement à celle-ci.
Si le délai conventionnel, sanctionné à peine de déchéance, expire pendant la période juridiquement protégée, la clause prendra effet à l’issue de cette période. Le délai utile pour accomplir les diligences à l’issue de cette période (à partir du 24 juin), à peine de déchéance, sera le délai conventionnel, souvent de quelques jours, par exemple celui prévu pour la déclaration d’un sinistre ou encore la contestation d’un décompte. Le point de départ du délai conventionnel est décalé au lendemain du terme de la période juridiquement protégée, soit au 24 juin 2020, peu importe que le point de départ conventionnel soit antérieur au début de cette période, soit au 12 mars 2020. Par exemple, pour un sinistre de quelques jours antérieur à cette date, mais dont la déclaration devait être faite au cours de la période juridiquement protégée, sa date de réalisation est fictivement fixée au 12 mars 2020, même si celui-ci est antérieur à cette date.
Si le délai conventionnel, sanctionné à peine de déchéance, expire à l’issue de la période juridiquement protégée, soit après le 23 juin 2020, il y a lieu d’appliquer les dispositions qui concernent les clauses ayant « pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation autre que de somme d’argent » (l’alinéa 3 ajouté par l’ordonnance du 15 avril à l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars), par exemple, les clauses qui enferme dans un délai l’accomplissement de telle ou telle diligence. Naturellement, l’aménagement du délai n’est prévu par l’ordonnance qu’au cas où son point de départ est antérieur au début de la période juridiquement protégée ou se situe au cours de celle-ci. De deux choses l’une :
- Le point de départ du délai conventionnel est antérieur au 12 mars 2020 ; auquel cas, le terme du délai conventionnel est reporté d’une durée égale à celle de la période juridiquement protégée ;
- Le point de départ du délai conventionnel se situe entre le 12 mars et le 23 juin 2020 ; auquel cas, le terme du délai conventionnel est reporté d’une durée égale au nombre de jours écoulés entre le point de départ du délai conventionnel (par ex., la date du sinistre) et la fin de la période juridiquement protégée.
Naturellement, si le délai a expiré avant le 12 mars et si ses conditions étaient réunies avant cette date, la sanction est opposable au contractant défaillant, y compris pendant la période juridiquement protégée.
4.- Une note plus théorique, pour finir. On pense souvent que le temps érode toutes choses et tout spécialement les situations juridiques. A preuve, celles-ci s’éteignent par la prescription. En réalité, il n’en est rien. D’abord, une créance prescrite n’est pas effacée de l’ordre juridique. A tel point qu’elle peut valablement faire l’objet d’un paiement. Ensuite et surtout, la perte du droit d’agir qui marque le terme de la prescription est définitivement acquise. La sanction présente donc une permanence. Une situation prescrite depuis hier sera toujours dans le même état demain, après demain et plus tard encore. Ce qui est de droit, c’est ce qui dure, sauf à s’altérer pour des raisons de droit et non de fait.
La période juridiquement protégée est à cet égard emblématique d’une législation d’exception. Probablement n’avons-nous jamais été en guerre, mais bien certainement, nos pouvoirs publics se sont comportés comme si nous y étions. Pendant cette période, le droit s’est ainsi confiné, en « mode silencieux ». Ce qui devait juridiquement arriver ne s’est pas passé. Les ordonnances successives ont donc moins suspendu le cours du temps qu’elles n’ont mis à l’arrêt la mécanique juridique. Aucune prescription, aucune sanction et plus généralement aucune qualification n’ont désormais pu tomber. La permanence des catégories du droit a été mise entre parenthèse. Elles sont demeurées à l’état de fait, comme en d’autres temps, lorsqu’un soit « disant gouvernement » se trouvait relégué au rang d’ « autorité de fait » (art. 7 de l’ordonnance du 9 août 1944).