Nullité de la sous-traitance : partie de cache-cache à la Cour de cassation

Par Xavier LagardeProfesseur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne),
Avocat à la Cour, Associé et Directeur scientifique de DLBA

Sur la nullité des sous-traitances, sujet pointu, mais sensible, la Cour de cassation a récemment fait le choix d’une solution qui préfigure un arrêt de principe. Cette intuition provient de la lecture d’un arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 9 septembre 2020, qui porte le numéro de pourvoi 18-19.250. Cette décision est un mystère. Inscrivez en effet ces sept chiffres sur le site Légifrance, avec tiret et point placés à bon escient, vous ne la trouverez pas. Existe-t-elle vraiment ? Oui selon toute vraisemblance, car elle fait son apparition dans les banques de données des éditeurs juridiques. Encore qu’on ne la trouve commentée nulle part. Nul grief car il fallait être bien informé pour en prendre connaissance. Mais nul doute enfin de l’intérêt d’éviter qu’elle ne demeure sous les radars, à demi-clandestine. Quelques éléments de contexte pour s’en assurer.

Tous les praticiens versés dans le contentieux des entreprises connaissent le fameux article 14 de la loi du 31 décembre 1975. « A peine de nullité du sous-traité les paiements de toutes les sommes dues par l’entrepreneur au sous-traitant, en application de ce sous-traité, sont garantis par une caution personnelle et solidaire obtenue par l’entrepreneur d’un établissement qualifié ». La disposition protège les intérêts du sous-traitant en ce qu’elle lui assure le paiement de ses prestations par l’effet de la caution bancaire que doit obligatoirement lui fournir l’entrepreneur principal. Cette protection est légitime, mais il n’en reste pas moins que la sanction de son omission se paie parfois à un prix trop élevé.

A défaut de caution, c’est la nullité qui tombe sur le sous-traité. Ce qui permet au sous-traitant, lorsqu’il a exécuté ses obligations, d’en obtenir en quelque sorte le « juste prix », judiciairement fixé, le plus souvent au-delà du prix contractuellement convenu, l’aurait-il été à titre « global et forfaitaire » (v. par ex. Cass. civ. 3ème 13 septembre 2006, Pourvoi n° 05-11.533, P.). Pour le sous-traitant qui tout compte fait, s’estime mal rétribué de ses travaux, la dénonciation du contrat provoque un effet d’aubaine. D’autant que la nullité est à portée de mains. Si la caution n’est pas délivrée lors de la conclusion du sous-traité, la nullité de ce dernier est acquise, quand bien même l’entrepreneur fournirait ultérieurement la garantie bancaire (Cass. civ. 3ème 7 février 2001, Pourvoi n°98-19.937, P.). La recevrait-il avant la fin des travaux que le sous-traitant pourrait encore préférer la nullité du sous-traité à la poursuite de son exécution (Cass. civ. 3ème 18 novembre 2009 Pourvoi n° 08-19.355, P). Serait-il même intégralement payé que la voie de la nullité ne lui serait pas fermée (Cass. civ. 3ème 12 mars 1997, Pourvoi n° 95-15.522, P.).

Ces solutions déroutent. Tout d’abord, l’exigence d’une caution, à défaut d’une délégation, garantit le paiement du sous-traitant, aucunement l’équilibre économique du sous-traité. Il n’entre pas dans les prévisions de l’article 14 de la loi de 1975 de permettre au sous-traitant, payé au prix contractuellement fixé, d’obtenir après coup, une sorte d’augmentation judiciaire. La jurisprudence dénature la règle spéciale, ce qu’elle fait ensuite et de surcroît avec le droit commun. Il est de meilleure doctrine que « la loi de 1975 a toujours été considérée comme une loi de protection du sous-traitant » ((H. Périnet-Marquet, Defrénois 2002, 1027). C’est donc bien de nullité relative qu’il est question, avant comme après la réforme du droit des contrats. D’où cette solution attendue, dès avant la réforme de la prescription de 2008, que « que l’action en nullité fondée sur les dispositions de l’article 14 de la loi du 31 décembre 1975 était soumise à la prescription quinquennale prévue par l’article 1304 du Code civil », précisément en raison du caractère relatif de cette nullité (Cass. civ. 3ème 20 février 2002, Pourvoi n° 00-17.406, P.). D’où l’incompréhension que la nature de cette nullité ne semblait pas autoriser la confirmation, attendu qu’un sous-traitant ayant exécuté ses prestations, en ayant été de surcroît intégralement réglé, pouvait encore obtenir la disparition du sous-traité (Cass. civ. 3ème 9 juillet 2003, Pourvoi n° 02-10.644, P.). Au moins fallait-il admettre que, conformément au droit commun, l’exécution en connaissance du vice entachant le sous-traité valait confirmation de ce dernier.

C’est précisément ce qu’admet le mystérieux arrêt du 9 septembre 2020 qui pose en termes généraux que « la violation des formalités de l’article 14, alinéa 1, de la loi du 31 décembre 1975, qui ont pour finalité la protection des intérêts du sous-traitant, est sanctionnée par une nullité relative, à laquelle ce dernier peut renoncer par une exécution volontaire de son engagement irrégulier, en connaissance du vice l’affectant ». Cette formulation n’est pas inédite dans sa partie incidente. Elle l’est en revanche en ce qu’elle est accolée à la partie principale.

C’est une bonne solution et le seul regret qu’inspire sa lecture est la si faible publicité qui l’accompagne. Le propos qui suit n’est pas de première importance et n’est jamais que l’expression d’une vanité. En 1999, à La Semaine Juridique (éd. G., doctr. 170), le soussigné avait développé des Observations critiques sur la renaissance du formalisme, dans lesquelles il plaidait pour un recul des nullités, au moins lorsque la règle sanctionnée traduit une exigence relevant de formalités protectrices. Sans doute n’y est-il pas pour grand-chose, mais nous y sommes. Car l’arrêt du 9 septembre 2020 prend aisément place dans un continuum jurisprudentiel dont la cohérence ne fait plus mystère. Peut-être est-il encore un peu tôt pour le claironner, mais il semble bien que désormais, il soit permis d’énoncer en termes généraux que les formes imposées aux fins de protéger une partie contractante sont sanctionnées par une nullité relative insusceptible d’être prononcée en cas de confirmation par le seul effet de l’exécution du contrat par la partie protégée, en connaissance de son irrégularité formelle. Cette solution s’étend sans cesse. Qu’on en juge. Le 9 décembre 2020 (Pourvoi n° 18-25.686, P.), la première Chambre civile de la Cour de cassation juge à propos des formalités imposées à l’occasion d’un démarchage à domicile qu’une « cour d’appel a pu déduire que les emprunteurs avaient exécuté volontairement le contrat, en connaissance des vices affectant le bon de commande, ce qui valait confirmation du contrat et les privait de la possibilité de se prévaloir des nullités formelles invoquées ». La troisième Chambre civile s’est plus tôt prononcée dans le même sens à propos des « énonciations que doit comporter le contrat de construction de maison individuelle (et qui) constituent des mesures de protection édictées dans l’intérêt du maître de l’ouvrage, dont la violation est sanctionnée par une nullité relative susceptible d’être couverte » (Cass. civ. 3ème 6 juillet 2011, Pourvoi n° 10-23.438, P). Par un arrêt de chambre mixte du 24 février 2017, les hauts magistrats modifiaient leur jurisprudence sur la sanction des formes qu’impose la loi Hoguet aux professionnels de l’immobilier et décidaient « que la méconnaissance de (ces) règles doit être sanctionnée par une nullité relative » (Pourvoi n° 15-20.411, P.).

D’une certaine manière, cette évolution bienvenue révèle qu’en quelques occurrences, c’est le droit de la procédure qui inspire le droit substantiel. Les processualistes distinguent entre le vice de fond et la simple irrégularité formelle de l’acte, la seconde justifiant l’annulation seulement s’il est justifié de l’existence d’un grief. C’est cette même idée qui inspire désormais les nullités de forme applicables au contrat. La protection des parties faibles est une nécessité, mais l’instrumentalisation du formalisme suscite l’esprit de querelle et l’opportunisme judiciaire. C’est un effet pervers dont on peut se passer.

La période juridiquement « anesthésiée »

Xavier LagardeProfesseur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Avocat associé et Directeur scientifique de DLBA, Société d’avocats

Pour permettre un traitement approprié des choses du droit pendant l’état d’urgence sanitaire, le Gouvernement a forgé la notion nouvelle de « période juridiquement protégée ». Par l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, modifiée par l’Ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, puis par l’ Ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, puis encore par celle du 3 juin 2020 (n°2020-666), il a été décidé d’aménager les « délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ». La succession de ces textes, en un temps exceptionnellement resserré, qui plus pour traiter d’un même objet, témoigne du désarroi des pouvoirs publics. Les règles qu’ils posent sont à l’image de la France en temps de confinement. Elles ont mis le Droit en état d’anesthésie générale. Ces dispositions rédigées et remaniées dans l’urgence sont souvent mal ficelées. En pratique, elles ont dans l’ensemble été bien comprises.

1.- Les praticiens ont tout d’abord bien compris que la « période juridiquement protégée » n’emportait pas, en termes généraux, suspension ou interruption des délais et situations en cours. Par exemple, un délai de prescription ayant commencé à courir avant le début de cette période, ou même pendant cette dernière, et dont le terme vient postérieurement, s’écoule conformément au droit commun. Ainsi, une prescription qui expire le 25 juin 2020 produit tous ses effets, spécialement l’extinction du droit d’agir en justice, à cette date. La période juridiquement protégée a pour seul effet de prolonger, sauf dérogations apportées par l’ L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, d’un mois ou deux selon les cas, les délais et situations venant à échéance durant cette période.

En pratique et au moins en principe, il paraît donc prudent de traiter en priorité les situations susceptibles d’être affectées par un terme extinctif au lendemain de l’expiration de la période juridiquement protégée. Normalement et sauf quelques dérogations résultant de l’ordonnance du 15 avril 2020, ces situations ne seront pas affectées par le dispositif général de prorogation des délais.

2.- Il bien été assimilé, également, qu’au moins en principe, la période juridiquement protégée est sans effet sur les obligations contractuelles. Comme il est rappelé dans la Circulaire de présentation des dispositions du titre I de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, « le paiement des obligations contractuelles n’est pas suspendu pendant la période juridiquement protégée prévue à l’article 1er. Les échéances contractuelles doivent toujours être respectées ».

Néanmoins, la force obligatoire des contrats est atténuée par l’ordonnance qui prévoit :

  • D’une part (art. 4), que les clauses qui « ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant » la période juridiquement protégée ;
  • D’autre part (art. 5), que les délais utiles, d’origine légale ou contractuelle pour exercer une faculté de résiliation ou de non-renouvellement, sont prolongés de deux mois après la fin de la période juridiquement protégée s’ils expirent durant cette période.

3.- Le traitement des déchéances conventionnelles, fréquemment insérées dans les clauses d’un contrat à défaut d’exécution de telle ou telle diligence dans un certain délai, appellent quelques explications complémentaires, justifiées en raison des modifications apportées par l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 au texte initial.

Le principe est le report des délais qui expirent pendant la période juridiquement protégée (12 mars/23 juin 2020). Le principe est aussi étendu aux délais qui viennent à expiration après la fin de la période juridiquement protégée (après le 23 juin). Cependant, l’ordonnance du 15 avril a abandonné le principe d’un prolongement uniforme des délais (un mois après la période juridiquement protégée) initialement retenu pour lui substituer, peu ou prou, un principe de maintien des délais initiaux, sauf à faire abstraction du temps ayant couru pendant la période juridiquement protégée. En un mot, l’objectif de l’ordonnance modificative du 15 avril 2020 est de faire en sorte que la durée correspondant à la période juridiquement protégée constitue un temps qui ne compte pas. Le dispositif est de ce fait plus complexe.

Il convient donc de distinguer désormais entre les délais expirant pendant la période juridiquement protégée et ceux expirant postérieurement à celle-ci.

Si le délai conventionnel, sanctionné à peine de déchéance, expire pendant la période juridiquement protégée, la clause prendra effet à l’issue de cette période. Le délai utile pour accomplir les diligences à l’issue de cette période (à partir du 24 juin), à peine de déchéance, sera le délai conventionnel, souvent de quelques jours, par exemple celui prévu pour la déclaration d’un sinistre ou encore la contestation d’un décompte. Le point de départ du délai conventionnel est décalé au lendemain du terme de la période juridiquement protégée, soit au 24 juin 2020, peu importe que le point de départ conventionnel soit antérieur au début de cette période, soit au 12 mars 2020. Par exemple, pour un sinistre de quelques jours antérieur à cette date, mais dont la déclaration devait être faite au cours de la période juridiquement protégée, sa date de réalisation est fictivement fixée au 12 mars 2020, même si celui-ci est antérieur à cette date.

Si le délai conventionnel, sanctionné à peine de déchéance, expire à l’issue de la période juridiquement protégée, soit après le 23 juin 2020, il y a lieu d’appliquer les dispositions qui concernent les clauses ayant « pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation autre que de somme d’argent » (l’alinéa 3 ajouté par l’ordonnance du 15 avril à l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars), par exemple, les clauses qui enferme dans un délai l’accomplissement de telle ou telle diligence. Naturellement, l’aménagement du délai n’est prévu par l’ordonnance qu’au cas où son point de départ est antérieur au début de la période juridiquement protégée ou se situe au cours de celle-ci. De deux choses l’une :

  • Le point de départ du délai conventionnel est antérieur au 12 mars 2020 ; auquel cas, le terme du délai conventionnel est reporté d’une durée égale à celle de la période juridiquement protégée ;
  • Le point de départ du délai conventionnel se situe entre le 12 mars et le 23 juin 2020 ; auquel cas, le terme du délai conventionnel est reporté d’une durée égale au nombre de jours écoulés entre le point de départ du délai conventionnel (par ex., la date du sinistre) et la fin de la période juridiquement protégée.

Naturellement, si le délai a expiré avant le 12 mars et si ses conditions étaient réunies avant cette date, la sanction est opposable au contractant défaillant, y compris pendant la période juridiquement protégée.

4.- Une note plus théorique, pour finir. On pense souvent que le temps érode toutes choses et tout spécialement les situations juridiques. A preuve, celles-ci s’éteignent par la prescription. En réalité, il n’en est rien. D’abord, une créance prescrite n’est pas effacée de l’ordre juridique. A tel point qu’elle peut valablement faire l’objet d’un paiement. Ensuite et surtout, la perte du droit d’agir qui marque le terme de la prescription est définitivement acquise. La sanction présente donc une permanence. Une situation prescrite depuis hier sera toujours dans le même état demain, après demain et plus tard encore. Ce qui est de droit, c’est ce qui dure, sauf à s’altérer pour des raisons de droit et non de fait.

La période juridiquement protégée est à cet égard emblématique d’une législation d’exception. Probablement n’avons-nous jamais été en guerre, mais bien certainement, nos pouvoirs publics se sont comportés comme si nous y étions. Pendant cette période, le droit s’est ainsi confiné, en « mode silencieux ». Ce qui devait juridiquement arriver ne s’est pas passé. Les ordonnances successives ont donc moins suspendu le cours du temps qu’elles n’ont mis à l’arrêt la mécanique juridique. Aucune prescription, aucune sanction et plus généralement aucune qualification n’ont désormais pu tomber. La permanence des catégories du droit a été mise entre parenthèse. Elles sont demeurées à l’état de fait, comme en d’autres temps, lorsqu’un soit « disant gouvernement » se trouvait relégué au rang d’ « autorité de fait » (art. 7 de l’ordonnance du 9 août 1944).

Du bon usage des clauses de conciliation et des clauses compromissoires

Xavier LagardeProfesseur à l’École de Droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Avocat associé et Directeur scientifique de DLBA, Société d’avocats

Dans les contrats de quelque importance, spécialement lorsqu’ils se déroulent au long cours, il est d’usage de stipuler une clause de conciliation, doublée d’une clause compromissoire. Cette pratique est de bon ton et, de fait, comment s’opposer au principe d’une conciliation, voire d’un recours à l’arbitrage, spécialement lorsque le contrat présente un caractère international.

Pourtant, il faut bien mesurer les conséquences contentieuses de ces choix contractuels.

Les pièges de la conciliation

Il est aujourd’hui jugé avec constance que « le moyen tiré du défaut de mise en œuvre de la clause litigieuse, qui instituait une procédure de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du juge, constituait une fin de non-recevoir » (v. par ex. Cass. civ. 3ème le 19 mai 2016 (Pourvoi n° 15-14.464, publié au bulletin). La clause instituant un préliminaire obligatoire de conciliation est ainsi sanctionnée par une fin de non-recevoir qui peut être sanctionnée en tout état de cause, y compris, pour la première fois, en cause d’appel (Cass. com. 22 février 2005, P. n° 02-11.519 ; Cass. com. 23 octobre 2012, P. n° 11-23.864 ; Cass. civ. 3ème 25 novembre 2004, P. n° 13-23.784). Par un arrêt de chambre mixte, la Cour de cassation juge même que « la situation donnant lieu à la fin de non-recevoir tirée du défaut de mise en œuvre d’une clause contractuelle qui institue une procédure, obligatoire et préalable à la saisine du juge, favorisant une solution du litige par le recours à un tiers, n’est pas susceptible d’être régularisée par la mise en œuvre de la clause en cours d’instance » (Cass. ch. mixte 12 décembre 2014, P. n° 13-19.684, Bull. ch. mixte ; dans le même sens Cass. civ. 2ème 29 janvier 2015, P. n° 13-24.269).

La sanction de la clause instituant un préliminaire obligatoire de conciliation est donc particulièrement énergique. C’est une fin de non-recevoir, qui peut être utilement invoquée pour la première fois en cause d’appel et demeure insusceptible de régularisation en cours d’instance. Il faut ici préciser que l’absence de régularisation constitue une solution dérogatoire au droit commun dès lors que, selon l’article 126 du code de procédure civile, « dans le cas où la situation donnant lieu à fin de non-recevoir est susceptible d’être régularisée, l’irrecevabilité sera écartée si sa cause a disparu au moment où le juge statue« .

Il faut donc savoir qu’en pratique, l’absence de mise en œuvre d’une clause de conciliation peut avoir pour conséquence qu’une partie ayant eu le gain du procès en première instance subisse l’infirmation du jugement pour cause d’irrecevabilité des demandes. Avec, cerise sur le gâteau, si l’on ose dire, une probable acquisition de la prescription lorsque tombe l’arrêt d’appel… L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Quoi qu’il en soit, quiconque signe un contrat comportant une clause de conciliation doit bien mesurer le risque contentieux auquel il s’expose.

Extension du domaine de l’arbitrage

La clause compromissoire surprendra moins ses signataires qu’une clause de conciliation. Les parties qui ont insérées une clause d’arbitrage dans leur contrat connaissent la marche à suivre en cas de différend. Les surprises sont pour les tiers qui auraient tort de penser que leur seule qualité les autorise à tenir la clause pour lettre morte à leur égard.

Dans une opération économique significative, il y a plus de deux intervenants comme il n’y a pas qu’un seul contrat. Il suffit cependant que l’un d’entre eux comporte une convention d’arbitrage pour que tous les intervenants soient de fait concernés, de près ou de loin.

Rappelons tout d’abord que, pour être indépendante, la convention d’arbitrage n’en revêt pas moins un caractère accessoire au contrat auquel elle se rapporte. De la sorte, elle suit le contrat et les créances qui en sont issues, en quelques mains qu’ils se trouvent. En un mot, la clause compromissoire survit à la cession de créance (v. par ex. Civ. 1re, 5 janv. 1999, Bull. civ., n 1 ; Rev. crit. DIP 1999. 536, note E. Pataut). Dans le même ordre d’esprit, la Cour de cassation admet que la clause d’arbitrage s’impose à toute partie venant aux droits de l’un des contractants (Civ. 1re, 8 févr. 2000, Bull. civ., no 36, Rev. arb. 2000. 280, note Gautier), solution aujourd’hui consacrée à l’article 2061 du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi sur la modernisation de la justice, également au bénéficiaire d’une stipulation pour autrui (Civ. 1re, 11 juill. 2006, no 03-11.983). Elle a même jugé que « dans une chaîne de contrats translatifs de propriété, la clause compromissoire est transmise de façon automatique en tant qu’accessoire du droit d’action, lui-même accessoire du droit substantiel transmis, sans incidence du caractère homogène ou hétérogène de cette chaîne » (Civ. 1re, 27 mars 2007, pourvoi no 04-20842). En matière d’arbitrage international, la Haute juridiction consent au reste une exception plus nette encore au principe de l’effet relatif en posant que « l’effet de la clause d’arbitrage international s’étend aux parties directement impliquées dans l’exécution du contrat et les litiges qui peuvent en résulter » (Civ. 1re, 27 mars 2007, préc. V. également, Civ. 1re, 17 nov. 2010, n° 09-12442, Bull. civ. I n° 240).

Rappelons ensuite l’incidence du principe « compétence-compétence » dont la Cour de cassation déduit que « la juridiction de l’État saisie d’un litige destiné à l’arbitrage doit se déclarer incompétente, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage ». La solution est désormais inscrite à l’article 1448 du Code de procédure civile de sorte qu’en cas d’incertitude sur la compétence arbitrale, l’arbitre a priorité pour la lever. le principe compétence-compétence n’a donc finalement qu’une seule limite sérieuse : la nullité ou l’inapplicabilité manifeste de la clause. Dans l’ensemble, la Cour de cassation développe une interprétation stricte de ces notions. Ainsi n’y a-t-il pas d’inapplicabilité manifeste,

  • lorsqu’il est discuté de l’application d’une clause compromissoire à un tiers au contrat dans lequel la clause est insérée (v. par ex. Civ. 1re, 16 mars 2004, Bull. civ., no 82 ; Civ. 1re, 22 nov. 2005, Bull. civ. I, no 420 ; Com. 21 févr. 2006, no 04-11.030 ; Civ. 1re, 7 juin 2006, no 03-12.034 ; Civ. 1re, 11 juill. 2006, no 03-11.768 ; Rappr. Civ. 1re, 3 févr. 2010, no 09-12.669, Bull. civ., no 26),
  • lorsqu’il est prétendu que le litige, pour être né à l’occasion du contrat, demeure « étranger à la sphère contractuelle » (Civ. 1re, 8 nov. 2005, Bull. civ., no 402, RTD civ. 2006. 143, obs. Ph. Théry),
  • lorsque le litige trouve sa cause dans les pourparlers ayant précédé le contrat (Civ. 1re, 4 juill. 2006, no 05-17.460) ou l’ayant suivi, à l’occasion d’une renégociation de ce dernier (Civ. 1re, 25 avr. 2006, no 05-15.528),
  • encore lorsqu’il existe un doute sur l’acceptation d’une clause compromissoire figurant dans des conditions générales (Civ. 1re, 28 nov. 2006, pourvoi no 04-10384, Bull. Civ. I n° 513. Comp. Civ. 1re, 21 nov. 2006, no 05-21818, Bull. civ. I n° 502 ; Civ. 1re, 20 sept. 2006, no 05-10781, Bull. Civ. I n° 403, Civ. 1re, 23 févr. 2011, n° 10-16.120) ou dans un document dont la valeur contractuelle est contestée (Civ. 1re, 4 nov. 2010, n° 09-12.131).

En pratique, il suffit d’établir que le litige est « en relation avec l’accord contenant la clause d’arbitrage » pour justifier la compétence prioritaire de l’arbitre (Civ. 1re, 30 oct. 2006, no 04-11629, Bull. Civ. I n° 443 ; Civ. 1re, 26 oct. 2011, n° 10-15968 ; Cass. civ. 1ère 21 septembre 2016, Pourvoi n°15-28.941, P. ; Cass. com. 1er mars 2017, Pourvoi n°15-22.675, P). Comme l’écrit fort justement E. Loquin, « le doute profite nécessairement à la compétence arbitrale »( JCl. Proc. Civ., Fasc. 1020, n° 67).

Que faire en pratique si l’on veut éviter le détour par un arbitrage dont on ne perçoit pas l’opportunité ? Il n’y a pas de remède miracle, mais lorsqu’un contrat s’intègre dans une opération économique qui en comporte plusieurs, il sera prudent de s’inquiéter des clauses de différend qui y sont insérées, à tout le moins de stipuler une clause excluant le recours à l’arbitrage, ce qui doit normalement constituer un cas d’inapplicabilité manifeste d’une éventuelle clause compromissoire insérée dans un autre contrat participant de la même opération économique.

Les affres du cumul clause de conciliation / clause compromissoire

Les justiciables ne sont pas encore au bout de leur peine lorsque l’adjonction d’une clause compromissoire à une clause de conciliation donne l’une et l’autre lieu à contentieux. La Cour de cassation considère « qu’en application du principe « compétence-compétence », il revient à l’arbitre de se prononcer, par priorité, sur les conséquences de la mise en œuvre, par les parties, du préliminaire de conciliation obligatoire », de sorte que l’inobservation des modalités prévues par le contrat pour la recherche de conciliation ne peut délier les parties de l’obligation de se soumettre à la clause compromissoire (Cass. Civ. 1ère 20 avril 2017, Pourvoi n° 16-18.093 ; Cass. Civ. 1ère 6 mars 2007, Pourvoi n° 04-16.204, Publié au bulletin). En clair, cela signifie qu’en cas de différend sur le non-respect d’une clause de conciliation, il faudra préalablement constituer un tribunal arbitral pour éventuellement s’entendre dire que faute d’une exécution correcte de la clause, les demandes sont irrecevables. Cela fait tout de même beaucoup de procédure pour un résultat bien mince.

Alors que les clauses de conciliation et d’arbitrage sont censées apporter un gain d’efficacité dans le traitement des litiges, leur usage insuffisamment réfléchi peut être à l’origine d’authentiques pièges procéduraux, sources d’autant de stratégies dilatoires. Prudence…

A propos de la « Commission Nallet »

Xavier Lagarde
De quoi s’agit-il ?

La Cour de cassation vient en effet d’annoncer la réforme du mode de rédaction de ses arrêts à effet du 1er octobre 2019. Les deux traits les plus marquants de cette réforme rédactionnelle sont les suivants :

  • « Le style en sera direct, sans ’attendu’ ni phrase unique. Les paragraphes seront numérotés. Les grandes parties composites de l’arrêt seront clairement identifiées : 1. Faits et procédure ; 2. Examen du ou des moyens ; 3. Dispositif. »
  • « Les arrêts les plus importants (revirement de jurisprudence, solution de droit nouvelle, unification de la jurisprudence, garantie de droits fondamentaux…) bénéficieront à l’avenir, plus systématiquement, d’une motivation développée (enrichie) »

Cette modernisation peut susciter l’approbation. Elle ne trompe cependant personne sur la volonté de ces auteurs de rendre inéluctable la réforme du traitement des pourvois. A partir du 1er octobre 2019, la cour de cassation jugera mieux, quelques mois plus tard, elle jugera moins. Parce qu’entretemps, une procédure de filtrage des pourvois en cassation aura été mise en place. Tel est le projet sur lequel planche actuellement la Commission dite NALLET, installée par Madame le Garde des sceaux le 20 décembre 2018.

Il faut se souvenir que 14 avril 2018, la Cour de cassation a proposé d’introduire un nouvel article L.411-2-1 dans le COJ, ainsi rédigé :

En matière civile, le pourvoi en cassation est, hors les pourvois du procureur général près la Cour de cassation visés aux articles 17 et 18 de la loi n° 67-523 du 3 juillet 1967, soumis à autorisation. La Cour de cassation n’autorise le pourvoi que :

  • 1 – si l’affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ;
  • 2 – si l’affaire soulève une question présentant un intérêt pour l’unification de la jurisprudence ;
  • 3 – si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Toutefois, l’autorisation n’est pas requise pour les matières dans lesquelles l’examen du pourvoi obéit à des délais particuliers.

Il est précisé que l’autorisation est délivrée par une formation de la chambre « dont relève la chambre compte-tenu de la matière », présidée par le président de la chambre et composée d’un doyen et d’un conseiller ou d’un conseiller référendaire désigné par le président de la chambre. Naturellement et comme on pouvait s’y attendre, la décision de rejet de la demande d’autorisation « n’est pas susceptible de recours ».

Le souhait exprimé est que la cour de cassation ait uniquement à connaître des affaires « les plus importantes », pour reprendre les termes du communiqué annonçant la réforme rédactionnelle des arrêts de la cour de cassation. Les arrêts que devrait rendre la Cour de cassation serait exclusivement ceux qui portent aujourd’hui la mention « publié au Bulletin », et encore, peut-être serait-ce moins.

Notre actuel Garde des Sceaux a jugé pertinent de réunir la Commission pour apprécier la « proposition du 14 avril 2018 mais elle a également souhaité étendre la réflexion afin que celle-ci porte sur une réforme d’ensemble des voies de recours. Le point de départ de cette nouvelle mission pourrait être la proposition formulée dans l’avis de mai 2015 de la conférence des premiers présidents sur l’architecture générale de la chaîne des recours judiciaires, ainsi rédigé :

  • le renforcement des juridictions de première instance par un recours de principe à la collégialité qui doit s’accompagner d’une généralisation des modes alternatifs de traitement des litiges, tout particulièrement de la médiation, et de l’instauration, de principe, de 1’exécution provisoire des décisions de première instance,
  • l’abandon de l’appel voie d’achèvement et le retour à la tradition française de l’appel réformation avec toutefois des aménagements pour tenir compte, par exemple, de la survenance de faits nouveaux entre le premier et le second degré de juridiction,
  • sous réserve de la définition précise des cas d’ouverture du pourvoi, l’instauration d’une procédure d’autorisation d’exercice d’un pourvoi en cassation (…)

Monsieur le Président B. Pireyre est d’un avis semblable lorsqu’il écrit que le projet de filtrage des pourvois « s’inscrit dans une perspective, à moyen ou long terme, de refonte de l’architecture des recours. Ce schéma d’ensemble verrait consacrer la juridiction de première instance comme le juge naturel de l’achèvement normal du procès, la juridiction du second degré comme le juge chargé de contrôler et, le cas échéant, de redresser la régularité, la légalité et la qualité du jugement du premier degré, la Cour de cassation, enfin, comme le juge du droit, investi d’un office principalement recentré sur sa mission normative. » (GAZETTE DU PALAIS – mardi 15 mai 2018 – n° 17, p. 86).

Tel est donc ce qu’on nous propose et qui fait l’objet de discussions devant une commission dont pour l’heure nous ignorons tout, sauf la composition.

Vers où allons-nous ?

Le projet marque un affaissement du tréfonds théorique de notre procédure civile contentieuse. Ce n’est pas un jugement, c’est un fait.

Grâce aux lumières de Motulsky, les fondements de la procédure civile moderne peuvent être synthétisés d’une phrase : au contentieux, le juge tranche le litige en disant le droit, au contradictoire des parties. Les deux textes qui explicitent cette double exigence sont les article 12 et 16 du CPC. Le filtrage des pourvois et la refonte de l’architecture des recours n’effacent pas ces deux textes, mais ils n’en font plus une priorité.

Pour l’article 12, c’est une évidence. Le projet de filtrage conduira la Cour de cassation à examiner les questions nouvelles, à provoquer des revirements, à résoudre les divergences de jurisprudence et à sanctionner les atteintes graves aux droits fondamentaux. Cette dernière mission semble d’ailleurs la plus éminente car, selon le premier Président lui-même, le filtrage des pourvois a pour fin dernière d’« accorder toute l’importance qu’il convient à la garantie des droits fondamentaux ». Alors que le pourvoi en cassation reste théoriquement ouvert, une décision de justice ayant mal appliqué une règle de droit dont l’interprétation n’entrera plus dans le nouvel office des hauts magistrats pourra donc trouver place dans notre ordonnancement juridique. Bien sûr, les juges continueront de trancher les litiges en droit. Mais les règles qu’ils appliqueront ne constitueront en quelque sorte qu’un « petit droit » (pour reprendre à front renversé la formule de Carbonnier), i.e. outillage technique facilitant la résolution rapide des différends, quel qu’usage qu’on en fasse. D’une telle réforme, l’article 12 sort sensiblement appauvri.

Le diagnostic est inexact, dit-on car l’instance de veille de la bonne application de la règle descendra d’un cran dans la hiérarchie des juridictions. Il reviendra aux cours d’appel, comme l’écrit le Président Pireyre « de contrôler et, le cas échéant, de redresser la régularité, la légalité et la qualité du jugement du premier degré ». Cela suppose logiquement de faire de l’appel une voie de réformation, ce qui peut aller jusqu’à l’interdiction des moyens nouveaux, exactement comme devant la cour de cassation, sauf s’ils sont de pur droit. La comparaison n’est pas fortuite car une pure voie de réformation est en réalité une voie de cassation. Dans cette configuration, les seconds juges auront à cœur de concentrer leur attention sur les éléments objectifs de la décision déférée1. Ils n’ont pas vocation à revenir sur les appréciations souveraines des premiers juges qui relèvent d’une intime conviction rétive à tout contrôle, sauf celui des consciences. Au reste, si les cours d’appel sont instituées en juge des décisions, plutôt que des affaires – ce qui, soit dit en passant, constitue l’exact contraire de la proposition de Motulsky2, elles se garderont de prendre parti sur des preuves que les premiers juges auront examinées plus attentivement qu’eux-mêmes ne souhaiteraient le faire. Ainsi les cours d’appel deviendront-elles des chambres régionales de cassation. Elles disposeront d’ailleurs d’une importante marge de manœuvre dans l’accomplissement de cet office puisque leurs éventuelles erreurs de droit ne seront plus systématiquement sanctionnées. Ce qui soit dit en passant ne rassure pas vraiment sur le devenir de l’article 12.

Cette évolution préfigure une altération de l’exigence de contradiction, au moins lorsque celle-ci s’applique dans les rapports entre le juge et les parties. En France, le dialogue entre le juge et les parties est peu développé de sorte qu’en réalité, appliquée au juge, la contradiction demeure peu effective. Le principal vecteur de cette contradiction, c’est en pratique le recours qui, par un second jugement de l’affaire, permet en quelque sorte de soumettre à un débat devant les seconds juges l’initiative prise par les premiers. Pour les juges d’appel, le jugement attaqué est un premier apport à la résolution du litige qu’il y a lieu de considérer sous l’angle du dialogue bien plus que de la censure ; en quelque sorte, la prise en considération de l’analyse des premiers juges permet d’établir une contradiction à distance. Le jugement est un révélateur : il projette sur le litige une analyse extérieure dont la discussion permettra d’améliorer l’instruction et la solution. Se priver de cela, par l’abandon définitif de l’appel voie d’achèvement, c’est en pratique réduire à peu de choses la mise au débat des initiatives du juge. L’article 16 en souffre et en conséquence la qualité de la justice civile dont le principal ressort est l’échange des points de vue que permet la contradiction.

Envisagé dans sa globalité, le projet de réforme porte la réalisation d’une justice à double détente :

  • Celle des « affaires de peu » pour lesquelles l’ambition est de parvenir au plus vite à une décision définitive dotée de tous les effets qui s’attachent à l’acte juridictionnel et à l’acte instrumentaire qui le matérialise : autorité de chose jugée et force exécutoire ;
  • Celle des « affaires importantes » pour lesquelles, au-delà du reste de la distinction du fait du droit, l’issue définitive se dessinera en haut lieu, à la faveur d’un office renouvelé de la Cour de cassation.

Pour la plupart des auteurs, cette perspective laisse perplexe. Espérons que la Commission NALLET nous proposera d’autres voies de réforme.

1 – V. sur ce point nos contributions, L’esprit d’une réforme , JCP éd. G., 26 mars 2018, supplément au n°13 ; L’achèvement du procès, principale utilité de l’appel, Gaz. Pal. 31 octobre 2016.
2 – Motulsky écrivait dès 1953 que « le juge d’appel n’est pas un censeur, il doit juger les affaires et non les jugements » ; Etudes et notes de procédure civile, Dalloz 1973, spéc. p. 13 et n° 8, p. 20.

Demain, le Tribunal judiciaire (de première instance)

Xavier LagardeProfesseur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Avocat au Barreau de Paris (associé DLBA)

Le 23 janvier 2019, soit il y a quelques jours, l’Assemblée nationale a adopté à l’issue d’une procédure accélérée le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice. Ce projet est adopté malgré la contestation des « gens de justice ». Certaines inquiétudes sont sans doute légitimes. Il n’en reste pas moins que ce texte porte des avancées pour les justiciables en ce qu’il opère une simplification de dispositifs inutilement complexes.

Par exemple, les procédures d’injonction de payer seront désormais traitées de manière dématérialisée par un seul tribunal de grande instance spécialement désigné. A procédure simple, traitement simplifié. Autre innovation : « devant le tribunal de grande instance, la procédure peut, à l’initiative des parties lorsqu’elles en sont expressément d’accord, se dérouler sans audience. En ce cas, elle est exclusivement écrite.». Il est de fait que pour certains dossiers, l’audience ajoute peu. S’en passer, ce qui suppose l’accord des deux parties, permettra probablement de réduire la durée des procédures et d’en alléger le coût. En réalité, un regard critique sur la réforme maintenant parvenue à son terme justifie plutôt de s’interroger sur l’adéquation des moyens à l’objectif officiel de simplification.

Cette question mérite tout spécialement d’être posée à propos de l’une des réformes d’importance consistant à fusionner les tribunaux de grande instance et les tribunaux d’instance pour les réunir au sein d’un Tribunal judiciaire. Il est également prévu la spécialisation de certains tribunaux judiciaires, lorsqu’il y en a plusieurs par département, outre des « chambres de proximité » dont la compétence matérielle sera définie par décret, cependant qu’elles pourront « se voir attribuer (…) des compétences matérielles supplémentaires, par une décision conjointe du premier président de la cour d’appel et du procureur général près cette cour, après avis des chefs de juridiction et consultation du conseil de juridiction concernés. ». Dans le même ordre d’idée et à titre expérimental dans deux régions, il est prévu que les chefs de cour et les procureurs généraux « assurent (…) des fonctions d’animation et de coordination, sur un ressort pouvant s’étendre à celui de plusieurs cours d’appel situées au sein d’une même région ». Il est ajouté que « des cours peuvent être spécialement désignées par décret pour juger, sur le ressort de plusieurs cours d’appel d’une même région, les recours contre les décisions des juridictions de première instance rendues dans les matières civiles (…) en tenant compte du volume des affaires concernées et de la technicité de ces matières. » Nous n’y sommes pas encore tout-à-fait, mais l’horizon qui se dessine est le suivant : chaque département aura son tribunal judiciaire et ses antennes de proximité, chaque région comptera sa cour et ses annexes spécialisées. La carte administrative et la carte judiciaire ont ainsi vocation à coïncider et il est tout de même difficile de s’en plaindre. Au reste, au sein d’un même ressort, les anciens « lieux de justice », c’est-à-dire les anciens bâtiments dans lesquels se trouvent les actuels tribunaux d’instance, seront exploités par spécialité ce qui permet de concilier les exigences de l’aménagement du territoire avec une saine gestion des ressources humaines. Concrètement et même si nous n’y sommes pas encore, un chef de juridiction pourra demain décider de constituer sa juridiction en différents pôles et affecter ces derniers dans ses différents services de proximité répartis sur le territoire de son ressort.

En première instance et pour la plupart des affaires, le choix sera donc désormais entre tribunal judiciaire, tribunal de commerce et conseil de prud’hommes. Les difficultés de compétence se trouvent ainsi réduites. Pour autant, en pratique, tout n’est pas réglé.

Tout d’abord, les pouvoirs publics actuels, tout à leur volonté de simplification, ne sont peut-être pas au bout de leur peine. L’article 34 de la Constitution rappelle que « la loi fixe les règles concernant (…) la création de nouveaux ordres de juridiction ». De la notion d’ « ordre de juridiction », le Conseil constitutionnel retient une conception compréhensive, jugeant par exemple que « la compétence exclusive et limitée à la fixation des indemnités dues en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique » permet de considérer que « les chambres de l’expropriation, instituées par l’article 18 de la loi susvisée du 26 juillet 1962, (…) constituent, au sens de la disposition précitée de l’article 34 de la Constitution, un ordre nouveau de juridiction distinct de celui formé par les tribunaux de droit commun ». La compétence exclusive, rationae materiae, d’une juridiction, voire d’une chambre ou d’un service, contribue à la reconnaissance d’un ordre, alors surtout que sa composition est spécifique. Et selon le Conseil constitutionnel, la création d’un ordre ainsi compris suppose d’obtenir de bénéfice d’une légitimité parlementaire. Pour être fondé à juger de manière exclusive de telle ou telle matière, l’autorité judiciaire et les éléments qui la composent doivent ainsi compter sur le soutien du pouvoir législatif. Il n’est donc pas sûr, en conséquence, que la détermination par voie de décret d’une compétence matérielle exclusive à certains tribunaux judiciaires soit parfaitement conforme à la répartition des pouvoirs telle qu’elle est prévue par la Constitution. Les mécontents auront probablement du grain à moudre.

Ensuite et même si, comme c’est probable malgré de possibles aménagements consécutifs à l’aboutissement de certains recours, l’édifice demeure, toutes les difficultés de compétence ne seront pas réglées pour autant, spécialement en matière civile. Rappelons en premier lieu que la spécialisation par matières (par ex. en matière de pratiques restrictives de concurrence) de certains tribunaux géographiquement identifiés est une tendance qui sort renforcée de la réforme. Or, il est jugé le regroupement des contentieux affecte, non pas seulement la compétence, mais le pouvoir juridictionnel des tribunaux concernés. En second lieu, le tribunal judiciaire comprend, comme le tribunal de grande instance qui le précèdent, plusieurs juridictions qui nichent en son enceinte. Le président du tribunal est, entre autres, juge des référés et juge de l’exécution. Le juge aux affaires familiales, le juge des enfants et le juge de l’expropriation siègent au tribunal judiciaire, mais sont autant de « juges uniques ad hoc, dans le cadre de compétences ratione materiae bien délimitées ». Or, lorsque les attributions de ces juges sont délicates à délimiter, comme c’est le cas pour le juge de l’exécution, l’habitude a été prise en jurisprudence de les définir en référence à l’étendue de leur pouvoir juridictionnel. La porte est encore ouverte au traitement d’incidents portant sur l’attribution du pouvoir juridictionnel au Tribunal lui-même ou à l’un de ses services, voire un délégué du président, comme l’est le juge de l’exécution. Il n’est pas sûr que la Chancellerie ait bien perçu la persistance de ces difficultés. De lege ferenda, il est toutefois permis de penser que la détermination des attributions des différents juges siégeant dans une même juridiction pourrait susciter un traitement moins exigeant que celui réservé au pouvoir juridictionnel. La simplification de l’administration de la justice est donc en cours, elle est encore inachevée.