Faut-il abandonner la jurisprudence cesareo ?

Par Xavier Lagarde.
Plus une matière se nourrit de la jurisprudence et plus les juristes y distribuent les patronymes. En Assemblée plénière, la Cour de cassation a jugé le 7 juillet 2006 (Pourvoi n° 04-10.672) « qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci ». Telle est la jurisprudence Cesareo qui consacre le principe dit de concentration des moyens. Ce revirement de jurisprudence continue faire trembler les conseils des parties, toujours en crainte d’avoir oublié un moyen sans pour autant disposer d’une session de rattrapage. Lorsqu’il y a un litige, il faut tout dire et tout de suite.

Lors des débats ayant conduit les Hauts magistrats à consacrer ce principe, plusieurs expressions sont revenues : loyauté procédurale, harcèlement judiciaire et gestion des flux. L’obligation d’exposer dès l’instance initiale l’ensemble des moyens serait, pour les justiciables, un gage de « sécurité judiciaire », un gain pour la loyauté, une défaite du harcèlement. L’institution judiciaire trouverait également avantage à une solution permettant d’assécher les plus mauvais flux dont les rôles sont encombrés.

Il faudrait une étude chiffrée pour le démontrer, mais il est probable que les attentes ont été déçues. L’observation est courante au Palais : si la jurisprudence Cesareo fait trembler les conseils des parties, elle suscite dans le même temps un contentieux qui se noue sur son exacte portée, accessoirement des écritures surchargées, voire amphigouriques, comme s’il fallait tout écrire pour être sûr de ne rien oublier. Au reste, une brève utilisation du site « Legifrance » montre qu’en recherche experte, l’entrée par l’expression exacte « autorité de la chose jugée » conduit à dénombrer 10768 arrêts de la Cour de cassation. 4283 sont postérieurs à l’arrêt du 6 juillet 2006. Pour la période ayant couru du 6 juillet 1996 au 6 juillet 2006, d’une durée à peu près équivalente à celle ouverte par la jurisprudence Cesareo, et toujours selon le même procédé, il n’y a que 2515 arrêts. Il faut sans doute ne pas solliciter les chiffres. Tous les arrêts qui contiennent l’expression « autorité de la chose jugée » n’ont pas nécessairement statué sur l’application des articles 1351 (devenu 1355) du Code civil ou 480 du code de procédure civile. Pour autant, les éléments recueillis en première observation constituent des indices sérieux d’une absence de décrue du contentieux de la chose jugée.

Il est probable que cette déception procède d’une erreur de diagnostic qui constitue, malheureusement depuis quelques années le « marronnier » de la plupart des réformes en procédure civile. C’est l’obsession de la loyauté, cette croyance absurde et dangereuse que les maux de la procédure ont pour cause la mauvaise foi des plaideurs. Les procès sont des combats et les prétoires, une terre d’accueil pour les esprits querelleurs. Pour autant, la quérulence est une pathologie. La norme est bien différente. Le plaideur qui soumet de nouveau ses prétentions à un juge est en fait assez rare. Et s’il se décide à engager les frais d’une seconde procédure, c’est en réalité qu’ayant fait son examen de conscience après un premier échec, il estime qu’autrement étayée, sa cause a désormais plus de chances de prospérer. La déception et l’espoir sont les ressorts d’un second procès, bien plus souvent que l’intention de nuire et le goût de la dispute. Or, la règle se fixe en considération de la norme. C’est aux exceptions qu’il revient de traiter les divergences. C’est ainsi que la bonne foi se présume, que, néanmoins, la fraude corrompt tout. Dans le même esprit, le droit d’agir est un droit fondamental qui s’exerce librement, même s’il arrive, en quelques occurrences, que tel un ou tel autre en abusent. Dans les hypothèses assez rares où un justiciable renouvelle son action avec pour unique ambition de causer un trouble à son adversaire, il y a donc des moyens de sanctionner la mauvaise foi, sans compter les marges de manœuvre dont dispose le juge lorsqu’il applique l’article 700 du code de procédure civile. La crainte du dilatoire et du harcèlement comme principe de régulation est d’autant plus infondée que, depuis la réforme du 17 juin 2008, la durée de la prescription de droit commun est de 5 ans et qu’il est des prescriptions plus courtes, sans même compter les nombreuses forclusions. L’insécurité judiciaire ne dure qu’un temps.

Les insuffisances et les travers des justiciables et de leurs conseils ne sont donc pas tels qu’il faille rêver d’une procédure conduite par de parfaits plaideurs. Ce serait faire l’un de ces rêves dont on sort de méchante humeur. L’unique ambition de prévenir la mauvaise foi conduit en réalité à la présumer et à constituer la défiance en norme de comportement. Les bonnes mœurs du Palais consistent alors à présumer les mauvaises manières de tous ceux qu’on y croise. De cet état d’esprit, la dégradation des relations entre les juges et les avocats est sans doute le meilleur témoin.

Le moment est venu, avec 10 ans de recul, d’apprécier les mérites de cette jurisprudence contestée.

Le projet de loi PACTE (ou projet dit LEMAIRE)

Le projet de loi PACTE (pour Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), présenté en Conseil des Ministres le 18 juin dernier se veut ambitieux. Selon les mots du Ministère, il « ambitionne de donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. Élaboré selon la méthode de la co-construction avec tous les acteurs, le projet de loi a été présenté en Conseil des ministres le 18 juin 2018 ». Que prévoit-il ?
– D’abord des changements symboliques. Il est à prévoir que désormais, l’article 1833 du Code civil, qui rappelle qu’une société est « constituée dans l’intérêt commun des associés », dispose désormais qu’elle l’est aussi en considération des « enjeux sociaux et environnementaux inhérents à son activité » ; d’ailleurs, les statuts d’une société pourront désormais intégrer « un projet entrepreneurial répondant à un intérêt collectif » ;

– Ensuite et surtout, des nouveautés plus opérationnelles.

  • Création d’une plateforme en ligne unique aux fins de permettre la création d’une entreprise ;
  • Une simplification des seuils applicables au PME ; il n’y en aurait plus que 3 : 11, 50 et 250 salariés ; également, un relèvement des seuils de certification légale des comptes, cette dernière imposée aux entreprises remplissant 2 des 3 conditions suivantes : bilan supérieur ou égal à 4 millions d’euros, CA supérieur ou égal à 8 millions d’euros, effectif de 50 salariés et plus ;
  • Une clarification du droit des sûretés ; le projet ne donne pas de détails, mais on comprend qu’il s’agit de lever les hésitations nées de l’interprétation des dispositions issues l’importante réforme de 2006 ;
  • L’instauration de la liquidation judiciaire simplifiée pour toutes les entreprises de moins de 5 salariés ;
  • Encouragement de la transmission de l’entreprise aux salariés par un assouplissement du crédit d’impôt rachat des entreprises.

On trouvera l’ensemble du projet sur le site economie.gouv.fr. A noter au passage, les privatisations programmées d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux et la suppression de la contrainte de détention d’une partie du capital d’ENGIE par l’Etat.

Le harcèlement moral ou le syndrome du marronnier…

La Cour de cassation n’imagine pas plus qu’aucune autre institution sérieuse que les relations de travail soient toujours un tapis de rose. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle s’y tenait le 21 juin dernier un important colloque sur les risques psycho-sociaux en entreprise. Pour autant, le risque existe de donner une part trop importante aux aspects psychologiques du lien salarial. Entre l’employeur et le salarié, la relation est individuelle. Néanmoins, elle s’insère dans un collectif, fait de projets communs, de réussites partagées, de conflits également entre des intérêts qui parfois divergent. A trop insister sur la dimension individuelle et donc psychologique de cette relation, on en perd de vue les aspects objectifs. La confusion entre le normal et le pathologique guette. Là où il y a des mésententes, qui sont le lot de toute association, on verra trop souvent du harcèlement. Qu’on en juge, depuis l’entrée en vigueur de loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, ayant pour la première fois défini et sanctionné le harcèlement moral (« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel »), la Cour de cassation ¬ Chambre sociale et Chambre criminelle ¬, a rendu plus de 2500 arrêts sur la question. Pour les 6 premiers mois de l’année 2018, nous en sommes déjà à plus de 100 dossiers. C’est beaucoup. Consciente de la personnalisation excessive des relations de travail que pourrait susciter une instrumentalisation de la notion de harcèlement moral dans le traitement des difficultés qui affectent celles-ci, la Cour de cassation veille à contenir la notion. Dans cette veine et afin d’éviter qu’une défiance de principe ne s’instaure entre collègues, la Chambre sociale juge dernièrement que « les dispositions de l’article L. 1154-1 du code du travail (qui allège la charge probatoire du salarié qui se prétend victime du harcèlement) ne sont pas applicables lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d’un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement moral » (Cass. soc. 6 juin 2018, Pourvoi n°16-26.490). La Chambre criminelle, à propos du délit de harcèlement moral prévu par l’article 222-33-2 du code pénal, a de son côté jugé que « l’infraction prévue par ce texte n’est constituée que si les propos ou comportements qu’il vise sont répétés » de sorte que l’envoi de plusieurs courriels le même jour ne permet de considérer l’infraction constituée (Cass. crim. 9 mai 2018, Pourvoi n°17-83.623, Publié au Bulletin).

Interdépendance entre les contrats : la Cour de cassation fait œuvre pédagogique et opère un revirement de jurisprudence en matière de crédit-bail

Le sujet est sensible car il est rare qu’une même opération économique se réalise au moyen d’un unique contrat. Bien souvent, plusieurs contrats se greffent sur une même réalisation (v. sur le sujet X. Lagarde, Economie, indivisibilité et interdépendance des contrats, JCP, éd. G 2013, doctr. 1255). Que décider lorsque l’un d’entre d’eux n’est plus, qu’il ait été résilié, résolu ou annulé ? Cet anéantissement atteint-il les autres contrats ? et sous quelle forme ? Il faut présumer l’indépendance, sauf volonté contraire des parties. Pour autant, dans certains cas l’interdépendance s’impose quoique les parties aient décidé. C’est le cas en matière de crédit-bail, comme dans les groupes de contrat qui intègrent une location financière. La Cour de cassation vient de le rappeler dans un important arrêt de Chambre mixte du 13 avril 2008, (Pourvoi n° 16-21.947, Publié au Bulletin) :
« la Cour de cassation jugeait jusqu’à présent que la résolution du contrat de vente entraînait nécessairement la résiliation du contrat de crédit-bail, sous réserve de l’application de clauses ayant pour objet de régler les conséquences de cette résiliation (Ch. mixte., 23 novembre 1990, pourvois n° 86-19.396, n° 88-16.883 et n° 87-17.044, Bull. 1990, Ch. mixte, n° 1 et 2 ; Com., 12 octobre 1993, pourvoi n° 91-17.621, Bull. 1993, IV, n° 327 ; Com., 28 janvier 2003, pourvoi n° 01-00.330 ; Com., 14 décembre 2010, pourvoi n° 09-15.992) ;

« Que, par ailleurs, il a été jugé que les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération incluant une location financière sont interdépendants (Ch. mixte., 17 mai 2013, pourvois n° 11-22.768 et n° 11-22.927,Bull. 2013, Ch. mixte, n° 1) et que l’anéantissement de l’un quelconque d’entre eux entraîne la caducité, par voie de conséquence, des autres (Com., 12 juillet 2017, pourvoi n° 15-27.703, publié) ;

Cet arrêt est aussi formellement intéressant en ce que la Cour de cassation y est amenée à citer sa propre jurisprudence, qu’elle tient ainsi pour une source de droit effective. Sur le fond, l’arrêt comporte cependant un important revirement de jurisprudence. Il maintient l’interdépendance dans les opérations de crédit bail, mais emprunte désormais le chemin de la caducité, de sorte que :

« Il y a lieu, dès lors, modifiant la jurisprudence, de décider que la résolution du contrat de vente entraîne, par voie de conséquence, la caducité, à la date d’effet de la résolution, du contrat de crédit-bail et que sont inapplicables les clauses prévues en cas de résiliation du contrat ».

Le choix technique de la caducité n’est pas neutre car il prive l’établissement prêteur des clauses contractuelles de garantie et de renonciation à recours. En clair, le banquier doit rembourser les loyers versés par le crédit-preneur…

Les servitudes, encore et toujours

Notre monde urbanisé multiplie les questions de voisinage. Le droit des servitudes, dont les règles sont énoncées dans notre code civil (art. 637 et s.), peu modifié à cet égard depuis 1804, reste en conséquence un droit en mouvement dont l’application est souvent sollicitée. Le propriétaire d’un fonds bénéficiant d’une servitude sur un autre est titulaire d’un droit réel. Pour autant, celui-ci ne lui donne pas la vocation d’un propriétaire, dont le titre sur le sol lui donne également accès au sous-sol. Ainsi la troisième Chambre civile de la Cour de cassation vient-elle de rappeler qu’« une servitude de passage ne confère le droit de faire passer des canalisations dans le sous-sol de l’assiette de la servitude que si le titre instituant cette servitude le prévoit » (Cass. civ. 3ème 14 juin 2018, Pourvoi n° 17-20.280, Publié au Bulletin).